jeudi 20 juin 2013

Le délicat recrutement d’un agent secret

 
 
L’intérêt soutenu, suscité tant en Israël qu’à l’étranger, par l’affaire Ben Zygier (ce juif australien recruté par le Mossad qui s’est suicidé dans une prison israélienne en décembre 2010) a braqué les projecteurs sur la fascinante question des méthodes de sélection des candidats potentiels au métier d’agent secret.
 

Petit rappel des faits tout d’abord : en mars, le magazine allemand Der Spiegel révèle qu’en cherchant à impressionner ses supérieurs, Zygier a trahi des agents libanais travaillant pour le Mossad. Puis, en mai, la chaîne nationale de télévision australienne ABC, qui avait déjà révélé l’identité de Zygier (appelé jusque-là Prisonnier X) en février, renchérit en dévoilant que cet Australo-israélien mort à 34 ans a compromis une opération visant à retrouver les dépouilles de 3 aviateurs israéliens décédés en 1982 au Liban dans la bataille de Sultan Yakoub.
L’information donnée par ABC se fonde sur l’interview de Ziad el Homsi, l’un des Libanais trahis. Cet ancien officier de l’Organisation de libération de la Palestine devenu homme politique y affirme que sa mission était d’exhumer les corps des aviateurs israéliens et de les faire passer clandestinement en Israël.
Israël a d’abord démenti les allégations allemandes et australiennes, les qualifiant d’absurdes, avant de reconnaître que recruter Zygier a été une erreur. « Il est passé entre les mailles du filet de notre processus de recrutement, habituellement très rigoureux », déplore un membre du Mossad.
  

L’agent Zygier, une erreur
 
Zygier est né en 1976 dans une célèbre famille juive de Melbourne. Il fréquente une école juive et fait partie d’un mouvement de jeunesse sioniste (Hashomer Hatzaïr). A l’âge de 18 ans, il part s’installer en Israël, adopte un nom de famille hébraïque, Alon, et fait son service militaire au sein de Tsahal. Il est très vite repéré comme une recrue potentielle pour les services de renseignements. Il offre l’avantage de détenir un vrai passeport étranger, atout précieux pour fabriquer une couverture à un agent.
Selon les sources disponibles, Zygier/ Alon, approché par le Mossad, aurait subi avec succès les multiples tests d’aptitude intellectuelle et psychologique et rejoint les services secrets en 2003. Après plus d’une année de formation, il est affecté dans l’une des meilleures unités clandestines dont l’une des missions est de s’infiltrer en Iran.
Mais le Mossad remarque vite dans sa personnalité certaines failles qui le rendent inapte au travail sur le terrain. Il est donc envoyé étudier à l’université de Melbourne avant la fin de son contrat. Le voilà déprimé, énervé, ce qui le rend un peu trop bavard avec les étudiants qu’il côtoie. Parmi ceux-ci, des Libanais et des Iraniens hostiles, à qui il parle de sa carrière au Mossad. L’un de ses amis de l’université se trouve avoir des liens avec l’Iran. Zygier est si disert que les services secrets australiens finissent par entendre parler de lui et ouvrent une enquête.
Le Mossad aussi apprend qu’il ne sait pas tenir sa langue. Il se penche sur l’entourage de l’étudiant et conclut que certains agents et certaines opérations en cours sont désormais en danger. Lors d’une visite en Israël, le jeune homme est arrêté et condamné pour espionnage, échappant de justesse à une sentence pour trahison.
  

« Le travail de vos rêves »

Sur son site internet, le Mossad se définit comme « service secret de renseignements d’Israël » (Israel Secret Intelligence Service : ISIS).
Il présente sa mission comme « la collecte d’informations, l’analyse de renseignements et l’accomplissement d’opérations secrètes spéciales hors des frontières d’Israël ».
Le site encourage le public, tant en Israël qu’à l’étranger, à poser sa candidature pour des emplois dans des spécialités variées : graphiste, logisticien, informaticien, mais aussi spécialiste de langues étrangères, en particulier le perse et l’arabe. Mais on peut aussi postuler pour être agent spécial dans les domaines de l’intelligence et de la sécurité, raison d’être du Mossad.
A la lumière de l’affaire Zygier, mais aussi d’autres cas connus ou inconnus, il apparaît clairement que l’étape cruciale du recrutement réside dans une sélection judicieuse des candidats potentiels. Le premier examen approfondi des individus vise à établir s’ils conviendront pour les missions qui leur seront assignées et, surtout, s’ils ne risquent pas de saboter leur travail ou de commettre des bourdes susceptibles de porter atteinte aux intérêts nationaux d’Israël. L’objectif ultime est de s’assurer qu’ils resteront loyaux envers l’organisation et ne se lanceront pas dans des actions qui pourraient conduire à la divulgation d’informations sensibles ou de détails sur des opérations en cours, ce qui causerait l’arrestation et la condamnation à mort d’autres agents.
Les emplois proposés sont présentés avec force superlatifs : « Le poste qui changera votre vie » ou « Le travail de vos rêves ! » Bien qu’il n’y ait aucune description précise des tâches requises, on peut imaginer ce dont il s’agira en consultant la liste des compétences nécessaires.
Voici un exemple de poste dans le domaine des « missions spéciales » : le candidat, dit-on, « aura l’opportunité de créer une réalité dans laquelle il jouera le rôle central ». On se croirait dans La petite fille au tambour, le roman d’espionnage de John le Carré, dans lequel l’auteur compare les métiers du renseignement à l’art dramatique, même si l’intelligence est « le théâtre du réel ».
En fait, la présentation ci-dessus correspond à la description d’un emploi de katsa, acronyme hébraïque pour « officier de collecte ». Dans d’autres services de renseignements, on appelle cela « officier traitant » ou « contact ».
 

Un recrutement plus scientifique

En dépit de son image à l’étranger, qui veut que l’organisation assure surtout la liquidation d’ennemis, le Mossad est loin de se limiter à cette activité. Durant ses plus de 60 ans d’existence, il n’a été impliqué que dans une quarantaine d’assassinats ciblés de terroristes, spécialistes du nucléaire ou criminels de guerre nazis. Son activité consiste surtout au recueil et à l’analyse d’informations, avant leur transfert au Cabinet, qui permettra à celui-ci de prendre les bonnes décisions pour protéger l’existence et les intérêts nationaux de l’Etat.
Le katsa joue un rôle essentiel au sein du Mossad. Il est indispensable. C’est la tête de pont de l’agence sur le terrain.
Avec l’aide de spécialistes basés au quartier général, il est chargé de repérer, d’approcher, de recruter, d’entraîner, de défendre et d’assister au jour le jour l’agent censé procurer les renseignements. Il appartient au département que l’on appelle le Tsomet, le « carrefour ».
Autre département du Mossad, le Keshet, « arc », a pour rôle de surveiller les cibles autant que de s’infiltrer dans les lieux qui intéressent l’agence. Enfin, le troisième département, le Césarée, est responsable du bien-être des petits chouchous du Mossad : les agents de terrain. Ce sont ces derniers qui s’infiltrent dans des pays ennemis, comme la Syrie, le Liban ou, le plus dangereux, l’Iran. L’une des unités du Césarée est le Kidon (« baïonnette »), qui mène les opérations les plus délicates nécessitant un recours à la violence.
L’une des grandes fonctions du site internet est d’élargir le réseau de candidats potentiels au Mossad. Avant sa création, il y a 15 ans, on exploitait seulement le « réseau des anciens » : on recherchait des candidats parmi les anciens militaires ou dans la communauté des renseignements en utilisant le système des recommandations personnelles.
Depuis, le mode de recrutement s’est grandement amélioré, devenant plus systématique et plus scientifique. Reste pourtant un problème majeur pour le département des ressources humaines : comment s’assurer que la nouvelle recrue ne souffre pas de troubles de la personnalité cachés ou de tendances suicidaires latentes ?


Au moins quatre cas problématiques
 
L’objectif est d’éliminer de tels candidats, sans rejeter pour autant ceux qui répondent aux critères de recrutement. Les annales du Mossad et d’autres agences de renseignements regorgent d’exemples où des candidats qui auraient convenu ont été disqualifiés. En revanche – et heureusement –, les cas connus de recrutement d’individus atteints de troubles de la personnalité ont été très rares.
On en compte au moins quatre toutefois : d’abord celui d’Avri Elad, major dans Tsahal. En 1954, il est envoyé en Egypte sous l’identité d’un ancien officier SS pour diriger un groupe d’étudiants juifs entraînés pour déstabiliser le régime. Il finira par les trahir. Bien qu’il ait réfuté ces accusations, il fera dix ans de prison pour espionnage.
Vient ensuite l’histoire de Mordechaï Kedar, un cambrioleur de banques soupçonné de meurtre. Recruté en 1956, il est formé, puis envoyé en Argentine où il doit établir sa couverture avant d’être expédié en Egypte. Alors qu’il se trouve à Buenos Aires, il assassine son contact juif local et lui vole son argent. Kedar a été déclaré coupable par un tribunal militaire et emprisonné 20 ans.
Trois décennies plus tard, c’est l’affaire Victor Ostrovsky qui éclate au grand jour. Celui-ci possède un passeport canadien et les traits d’un play-boy professionnel. On le recrute malgré de nombreux travers pourtant reconnus.
Ostrovsky se rend alors coupable de fraude financière. Après 18 mois de formation, ses contacts s’aperçoivent qu’il dupe les autres élèves espions. Renvoyé, il prend sa revanche en écrivant un livre sur les opérations du Mossad, dans lequel il n’hésite pas à donner des noms.
Avant la sortie de l’ouvrage, truffé de mensonges, le Mossad tente sans succès d’empêcher sa publication. Les efforts avortés de l’organisation, qui incluent des recours en justice au Canada et aux Etats-Unis, ne feront qu’aider Ostrovsky à vendre son livre. Celui-ci devient un best-seller et fait de l’ancien espion un homme riche.
Enfin, il y a l’affaire Yehouda Gil. Ce katsa de légende, homme d’affaires italien du milieu des années 1970, se lie d’amitié avec un général syrien qu’il a pour mission de recruter. Mais le général n’est pas prêt à trahir son pays. Redoutant de révéler son échec à ses supérieurs, Gil fera croire pendant 20 ans que le fameux général l’alimente régulièrement en renseignements valides. Pendant tout ce temps, il fabrique de toutes pièces les rapports et dissimule l’argent qu’il est censé verser au général sous les matelas de son appartement du sud de Tel-Aviv.
Au milieu des années 1990, l’un des rapports inventés par Gil manque de provoquer un conflit entre Israël et la Syrie.
Gil est finalement soupçonné et placé sous la surveillance de ses collègues du Keshet. Il est pris la main dans le sac et condamné à 5 ans de prison.

Un trait difficile à déceler

Selon les psychologues du Mossad que nous avons rencontrés, les individus à la personnalité borderline se caractérisent par de brutaux changements de comportement et par des relations instables avec leur entourage. « Dans de nombreux cas », précise l’un d’eux, « ils ont tendance à voir leurs collègues de façon dichotomique : soit comme des ennemis, soit comme des amis intimes ».
« Les personnes à la personnalité borderline représentent un grand danger pour une agence de renseignements », fait remarquer un autre, « car c’est un trait de personnalité qui n’apparaît pas de façon permanente, et qui est donc difficile à déceler. » Tout service clandestin consacre donc un maximum d’efforts à bloquer l’entrée à de tels personnages. Cependant, une contradiction interne met ce processus en danger, car il se trouve que ces individus-là sont souvent doués et possèdent des qualités précieuses pour une telle organisation : créativité, facilité à changer d’identité, aptitude à mentir sans se troubler, témérité et capacité d’adaptation au changement et aux imprévus. On comprend que l’organisation ait parfois du mal à résister à la tentation ! Toutefois, sur les milliers de personnes recrutées pour travailler dans le Mossad ou avec le Mossad durant ses six décennies d’existence, ces quelques dizaines de cas ne constituent pas un taux d’échec si élevé que cela.
Un processus de recrutement ne peut être parfait. Et, jusqu’à présent, on n’a pas encore inventé de vaccin capable de gommer les imperfections de la nature humaine.

 
Source JerusalemPost