mardi 4 juin 2013

Un artiste juif face à la propagande nazie



Charles Lewinsky est né en 1946 à Zürich. Il a étudié la littérature allemande et le théâtre. Il vit actuellement en France. Dramaturge, scénariste, metteur en scène et romancier, il vient de publier Retour indésirable traduit de l’allemand par Léa Marcou. Elle avait également traduit pour lui Meinitz qui a reçu le prix du meilleur livre étranger en 2008. Meinitz ou l’histoire d’une famille juive en Suisse de 1871 à 1939.

Retour indésirable a été publié en allemand sous le titre de Gerron. On aurait très bien pu garder le même titre. Qui est Gerron ? Qui se souvient de lui ? Grâce à Charles Lewinsky, on va vite le savoir. Biographie, roman, témoignage de la Shoah, tout y est, dans ce livre.
Mais d’abord l’histoire de Gerron. Kurt Gerron, de son véritable nom Kurt Gerson, est né en 1897 à Berlin. Né de parents juifs, il abandonne ses cours de médecine pour devenir acteur en 1920. Parmi ses différents rôles, on le retrouve dans L’Ange bleu aux côtés de Marlène Dietrich en 1930. Hollywood lui fait des propositions, mais il préfère continuer à travailler en Allemagne. A l’arrivée des nazis au pouvoir, il se réfugie en France, puis aux Pays-Bas où il continue son travail d’acteur et de metteur en scène de théâtre. Arrêté aux Pays-Bas, il est interné au camp néerlandais de transit Westerbork avant d’être déporté vers le camp de concentration de Theresienstadt.

Un peu d’histoire pour bien comprendre ce récit.
Theresienstadt est un camp mis en place par la Gestapo en 1940 dans la ville de Terezin, aujourd’hui en République Tchèque. Dès 1941, le site est transformé en ghetto muré pour ne pas apercevoir l’extermination des juifs. La fonction de Theresienstadt évolue rapidement quand Goebbels prend conscience que la disparition de certains juifs renommés ne manquerait pas de susciter des questions quant au sort réservé au peuple juif tout entier. En 1943, 500 juifs du Danemark sont déportés à Theresienstadt. Cette arrivée aura une conséquence importante : le gouvernement danois insiste pour que la Croix-Rouge ait accès au camp, à l’inverse des autres gouvernements européens… Les nazis autorisent la visite de la Croix-Rouge pour faire taire les rumeurs à propos d’un camp d’extermination. Pour minimiser la surpopulation, un grand nombre de juifs sont déportés à Auschwitz, de faux magasins et cafés sont construits, les peintures refaites (pour les Danois). Les invités assistent même à une représentation.
Environ 144 000 juifs ont été déportés à Theresienstadt, 33 000 sont morts au camp à cause des conditions de vie, 80 000 furent déportés à Auschwitz. A sa libération on comptait un peu près 19 000 survivants.

Un réalisateur juif pour un film de propagande qui ne sera finalement jamais diffusé

Dans Retour indésirable, Charles Lewinsky nous raconte le destin tragique, horrible de Gerron. Le commandant du camp Karl Rahm, sur une idée de Goebbels demande à Gerron la réalisation d’un film de propagande faisant croire que ce camp était un rêve pour tous les Juifs. On y montrerait une vie idyllique où tout bien sûr serait faux.
Ça, c’est la vérité historique. Le roman raconte les quelques jours où Gerron doit donner sa réponse à cette demande des nazis. Il s’y remémore toute sa vie, son enfance avec son grand-père qui lui racontait toute une multitude d’histoires sur le monde et la vie ; ceci lui donna certainement son envie de faire de la scène. La guerre de 1914-1918 où l’on découvre la guerre côté allemand. L’entre-deux-guerres et la montée du nazisme. Pour Gerron, « nous avons effectué notre ascension ensemble, les nazis et moi. Je suis devenu célèbre, ils sont arrivés au pouvoir. Par la faute de ceci, je n’ai pas vu cela. » La question : faire ce film et mentir sur la vérité. Mais Gerron est acteur, metteur en scène. Ce serait du théâtre, un décor fictif. Faire un film gai, une image de vie heureuse, et surtout une promesse de vie. Ne pas le faire, c’est direction Auschwitz sans retour.
Pourquoi Gerron accepte-t-il de tourner ce film ? C’est la question et le départ de ce roman. Le pacte que conclut Gerron livrera à jamais au monde une image ignoble et mensongère, déformera la vie qu’il a connue à l’intérieur de Theresienstadt, bafouera la souffrance et l’horreur vécues par tant de milliers de gens. Son film sera une trahison, jusque dans la promesse de lui valoir la vie sauve.
Alors Gerron décide de faire ce film. Il s’appellera Le Führer offre une ville aux juifs. Si Gerron accepte de faire ce film scandaleux, c’est qu’il voulait être lui-même jusqu’au bout, c’est-à-dire un artiste, un acteur, et surtout un metteur en scène. Le tournage démarra le 26 février 1944. Le film n’a jamais été diffusé à l’époque, mais découpé en petits morceaux destinés à la propagande. Seuls quelques fragments sont encore visibles aujourd’hui.
Je finirais par la dernière ligne du roman où Gerron parle de lui : « Je suis un passé révolu. Même s’ils avaient écrit toute mon histoire, du début à la fin, personne ne la croirait. » Mais grâce à Charles Lewinsky, c’est faux, on se souviendra de Gerron, et de sa vie. Merci, Monsieur Lewinsky.

Charles Lewinsky, Retour indésirable, Editions Grasset, 2013.

Source JerusalemPost