jeudi 13 mars 2014

L'antisémitisme soviétique...


Être juif en URSS: tel aurait pu être le titre de ce livre qui ne se réduit pas à une enquête sur l'antisémitisme après la mort de Staline. Car la force de l'ouvrage de Sarah Fainberg, docteur en science politique qui enseigne à l'université de Tel-Aviv, est justement de faire le lien entre les diverses périodes de l'histoire soviétique depuis Lénine jusqu'à la perestroïka, tout en montrant la permanence d'un antisémitisme qui change de forme, sans jamais disparaître...


 
Riche en statistiques, l'ouvrage met en relief un fait aussi diffus que massif: les discriminations dont les Juifs furent l'objet après la déstalinisation dans des domaines où ils ­excellaient, notamment celui des professions intellectuelles et scientifiques. «De manière générale, la proportion des étudiants juifs admis dans les établissements de l'enseignement supérieur baisse de 70 % entre 1956 et 1989», affirme l'auteur, qui explique ce phénomène par une méfiance de l'appareil du Parti à l'endroit d'une minorité suspecte d'allégeance à un État étranger, à savoir Israël. Un retournement d'autant plus stupéfiant que les Juifs urbanisés avaient été, jusque dans les années 1930, parmi les bénéficiaires d'un régime qui avait banni théoriquement l'antisémitisme, associé par Lénine au tsarisme.
L'auteur confirme ce qu'avait démontré l'historien Stéphane Courtois: la surreprésentation des Juifs dans les instances communistes, y compris les organes de répression comme le NKVD. Cette surreprésentation n'est pas que politique: les Juifs, qui forment la minorité la plus alphabétisée et cultivent le goût de l'étude, vont exceller dans les disciplines intellectuelles. «Leur niveau d'étude est tel qu'il dépassait également celui des diasporas juives dans le monde. Ainsi la proportion des Juifs faisant des études supérieures, au milieu des années 1930, était plus importante, en URSS, que parmi les Juifs américains», écrit l'auteur. Pourquoi et comment un régime qui semblait avoir l'aval de l'intelligentsia juive est-il devenu une source de tourment pour les Juifs, non seulement sous Staline, mais après lui?
Sarah Fainberg explique ce retournement par un ensemble de raisons, notamment une mécompréhension du judaïsme par les marxistes. Lénine, qui, contrairement à Staline, n'est pas antisémite, ne peut accepter l'idée qu'une tradition culturelle ou religieuse, qu'elle soit juive ou chrétienne, résiste au principe d'assimilation qui doit fondre tous les peuples de l'ancienne Russie dans la nouvelle URSS. Les Juifs soviétiques, qui n'ont pas de territoire à eux, contrairement aux autres minorités, vont être assignés à une nationalité ethnique qui apparaît dans le passeport intérieur soviétique créé par Staline en 1932 et qui perdurera jusqu'en 1991.
À travers de nombreux témoignages, Sarah Fainberg montre l'ambivalence de la condition juive en URSS. Suspectés de cosmopolitisme par l'État - ils sont un peuple sans terre -, ils seront aussi accusés d'avoir été favorisés par les nationalistes qui refusent «l'impérialisme grand russe», notamment dans les pays Baltes.
Cette impossibilité d'être juif à part entière explique l'émigration vers ­Israël, tout en démontrant la gabegie de «l'internationalisme prolétarien». «Cet impérialisme de l'universel voua les États se réclamant de l'idéologie communiste à la violence épuratrice et raciste, lorsque les échecs de la marche universaliste du communisme furent mis sur le compte de résistances et de défections particularistes», écrit l'auteur, en conclusion d'un livre qui constitue aussi une réflexion sur l'identité juive au XXe siècle.


«Les Discriminés - L'Antisémitisme soviétique après Staline», de Sarah Fainberg, Fayard, 436 p., 25 €
Source Le Figaro